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Musicien, prof et Libre : cherchez l’intrus.

samedi 26 septembre 2009, par Valentin.

Certains jours, une sorte de lassitude m’envahit. Par exemple lorsque je prends le train pendant huit heures pour animer bénévolement un « atelier LilyPond » auprès d’un public de jeunes musiciens débordants d’enthousiasme.

Et qu’une fois sur place, de charmants collègues m’ayant soigneusement savonné la planche et personne n’ayant été prévenu, je me retrouve à vanter les mérites du logiciel Libre à la sortie de la cantine, auprès des ados qui passent poser leur plateau.

(Soupir...)

Bon.

Alors, voilà.

Problème numéro 1.

 Les éditeurs de musique vous présentent... leur Meilleur des mondes

C’est en tant qu’élève que j’ai été très tôt sensibilisé au problème des photocopies de partitions. Les descentes à l’improvistes d’inspecteurs de la SACEM dans les conservatoires, fouillant les affaires personnelles des élèves *et* des profs en quête de photocopies, n’ont rien à envier aux films sur l’Allemagne de l’Est. Pour les conservatoires, une seule parade possible : acheter à prix d’or des timbres-taxes à coller sur *chaque* page de *chaque* exemplaire photocopié... et le timbre n’est valable qu’une année scolaire, aussi faut-il le renouveler régulièrement. Je ne parle pas du cérémonial de déchirage/brûlage des photocopies de partition après les concerts, qui m’a toujours laissé une sensation de frisson glacé.

D’autant que lesdites photocopies sont interdites à tout niveau. Il ne s’agit pas que de la musique moderne : théoriquement, seules les partitions *éditées* il y a plus d’un siècle (en gros) peuvent être photocopiées. Ce qui inclut même des éditions de Mozart ou Bach, ou encore toutes les partitions de Chopin qui ont été retrouvées au XXe siècle. Mais même quand une photocopie serait normalement légale, les conservatoires la refusent. Ma propre mère a été récemment éconduite lors d’un examen de chant pour avoir téléchargé (sur l’IMSLP) un scan archi-domaine public de la Chanson Perpétuelle de Chausson, éditée en 1898 : les conservatoires ne peuvent tout simplement pas se permettre la moindre confusion.

En d’autres termes, de fait, il n’y a plus de domaine public.

Ce qui m’amène à mon problème numéro 2.

 De l’ordinateur personnel en tant qu’ustensile de cuisine.

Du coup, les professeurs de formation musicale trichent : ils éditent eux-même leur matériel pédagogique avec les moyens du bord, quitte à y passer des heures. Ce qui conduit à des absurdités : pour bien montrer que l’édition n’est pas pompée d’une édition copyrightée, ils incluent de légères modifications (je me souviens en tant qu’élève de mon abasourdissement lorsque j’avais constaté que le célèbre prélude en Ut majeur de Bach, tel que nous l’avait distribué notre professeur de solfège, faisait une mesure de moins que celui que j’avais appris par coeur en cours de piano).

Et, naturellement, toute cette petite cuisine honteuse ne conduit qu’à créer de nouvelles ressources copyrightées : qu’ils soient édités ou non, les professeurs n’ont pas la disposition d’esprit de constituer un fonds commun ou contributif avec leurs partitions bricolées.

 Et les logiciels ?

En matière d’édition musicale, parmi tous les collègues, anciens professeurs, ou directeurs que je connais, tous utilisent les deux logiciels les plus célèbres (et les plus chers) du marché : Sibelius, de Steinberg, et Finale de MakeMusic. En est-il un seul qui a déjà utilisé un logiciel libre ? Non. Cependant, en est-il un seul qui a déjà véritablement *payé* une licence de Finale ou de Sibelius ? Non.

Ce n’est pas que les alternatives libres n’existent pas. GNU LilyPond, en particulier, est d’une puissance et d’une qualité à comparer desquelles les éditeurs de partitions pourraient, devraient rougir de honte. Et ce logiciel est d’une simplicité enfantine — littéralement : j’ai rencontré des enfants de 8 ou 9 ans qui s’en servent couramment. Mais sans doute sont-ils plus ouverts à la découverte qu’un professeur, qu’il soit trentenaire et branchouille ou quinquagénaire et blasé.

Je qualifierais bien ça de problème numéro 3, mais à ce stade qui tient les comptes ?

 La solitude du libriste de fond

Que leur dire ? Que dire à cette génération de professeurs, de musiciens, qui ont vécu l’arrivée miraculeuse de l’ordinateur personnel, et se sont empressés d’en faire non une libération, mais un nouvel outil d’asservissement et d’inculture ? Que leur dire, et surtout, comment parvenir à le leur dire, à travers la gigantesque machine industrielle de marketing, de routine et de monopole qui les enclôt ?

On pourrait croire que le fait que le logiciel peut être distribué aux élèves, le fait qu’il existe de larges bibliothèques comme le projet Mutopia, le fait que les sources de partitions LilyPond sont disponibles dans un format ouvert, autorisant tous les ré-arrangements, dictées à parties manquantes, que sais-je, on pourrait croire que le temps de la libération est enfin venu. Il n’en est rien.

Alors ? Alors quelques enthousiastes idéalistes, illuminés peut-être, se retrouvent à s’investir comme ils peuvent : en tentant de glisser un mot au détour d’un couloir, en griffonnant des urls dans la page de garde des cahiers d’élèves, en passant des journées entières à traverser la France pour animer un modeste atelier-découverte — initié par des Libristes, des parents d’élèves, mais au grand jamais des musiciens ou des enseignants. Ou bien, en essayant sans trop de conviction de faire reconnaître l’enseignement de LilyPond dans les cursus de formation professionnelle.

 Épilogue

Une fois, une seule fois, j’ai rencontré cet oiseau rare : un collègue qui connaissait LilyPond.
C’était à une rencontre parents-profs, j’étais assis dans un coin avec mon portable, en train de travailler sur l’opéra que j’écrivais alors.
« Tiens, tu édites de la musique ?
(moi) — Euh... Comme tu vois.
(lui) — Tu te sers de quoi comme logiciel ? »
(moi, comme à mon habitude, dans un élan d’enthousiasme immédiat)
"C’est un logiciel Libre, tu ne connais sûrement pas mais c’est le meilleur logiciel d’édition au monde, ça s’appelle LilyPond et...
(lui) — Je connais LilyPond.
(moi) — Oh.
(Stupéfaction. Puis allégresse : enfin, enfin !)
(lui) — ... et je trouve ça nul.
(moi) — Oh. Mais pourquoi ? Tu sais, c’est le logiciel d’édition le meilleur que j’aie jamais...
(lui) — Nan, c’est nul. Pourri, quoi.
(moi) — Mais ?! Tu sais au moins tout ce qu’on peut faire avec LilyPond ? Il y a plus de possibilités que...
(lui) — Nan, tous les logiciels le font. Avec LilyPond, c’est juste moins bien et plus dur.
(moi) — Mais, le rendu est d’une qualité absolument...
(lui) — Nan, c’est vraiment nul. Bon écoute, j’ai cru comprendre que tu es engagé dans un gros projet, il faudrait vraiment que tu installes un logiciel digne de ce nom....
(moi) — ???
(lui) — Tu veux pas passer samedi, je te montrerai deux-trois trucs ?
(moi) — Mais... De quoi tu parles ? Il y a quoi samedi ?
(lui) — C’est la journée portes-ouvertes de Sibelius, chez Steinberg France.
(moi) — ...
(lui) — Je travaille là-bas.

Sans commentaire.

Valentin.

Messages

  • Ce dialogue a-t-il vraiment eu lieu ou est-ce une fiction ?

    R. Bastian

  • J’aime bien l’argumentaire très « développé » de votre collègue ;-)

    Ça me rappelle un vendeur de voiture qui n’avait rien trouvé de mieux pour vendre son modèle que de critiquer le modèle d’une marque concurrente que je venais d’essayer et que j’avais osé mentionner dans une comparaison.

    Il est toujours divertissant de voir comment toutes ces personnes ne prennent même pas le soin de défendre leur produit. Il faut croire que le dénigrement est à la mode actuellement.

    Pour avoir essayé Sibelius et posséder une licence de Finale, je reste toujours fasciné par le rendu de Lilypond. D’autant plus qu’en tant que prof d’instrument ancien (flûte à bec), j’ai eu l’occasion de lire nombre de facsimiles publiés par des grands imprimeurs comme Le Cène ou Boyvin, et d’admirer le travail de gravure effectué. Dès que je peux, je préfère employer un facsimile plutôt qu’une partition moderne, car bien qu’imparfaites probablement, un facsimile offre une expérience de lecture que je retrouve avec Lilypond. La musique semble prendre forme dès la lecture.

    Dernière chose, je pense que pour un musicien enseignant, il devrait être important de se soucier de donner à lire à ses élèves une graphie musicale agréable et facile à déchiffrer.

    Cordialement, Philippe

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